Conditions de travail et comportements électoraux

La crise de la démocratie peut-elle trouver une part de son explication dans les évolutions du travail ?
Nombre de penseurs ont souligné que le travail a “le bras long” : la manière dont il est organisé influence les comportements civiques hors travail. Divers travaux en sciences sociales ont montré qu’un travail répétitif et appauvri engendre passivité politique et abstention électorale. Depuis la fin des années 1990, la montée du Lean management et du new public management a provoqué une érosion de l’autonomie au travail.
Cela a-t-il contribué à la hausse observée de l’abstention, en particulier chez les catégories populaires ?
On trouve nombre de travaux de recherche sur les liens entre vote et territoires, mais, étonnamment, il semble y avoir très peu de données sur le lien entre vote et expérience du travail, alors que c’est pourtant central dans le quotidien des gens…
Thomas Coutrot, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et auteur du « Bras long du travail » (Document de travail de l’IRES) a mis en évidence des corrélations entre conditions de travail, vote et abstention.

L’hypothèse du “débordement”

Concernant le lien entre organisation du travail et comportements civiques, la littérature scientifique est ancienne et relativement abondante, marquée notamment par la “thèse du débordement” (spillover thesis) proposée par Carol Pateman (1970).

Si Adam Smith a évoqué l’impact négatif du travail répétitif sur l’intelligence ouvrière en général, c’est John Stuart Mill qui semble avoir été le premier à explicitement associer aliénation au travail et passivité démocratique : “la capacité à s’autogouverner, comme les autres facultés, tend à s’améliorer par la pratique, et devient capable de s’élargir à d’autres sphères de pratique”. C’est pourquoi “un système servile dans l’industrie se reflète inévitablement dans la servilité politique et dans une société servile” selon George Douglas Howard Cole. Le philosophe pragmatiste John Dewey  affirme lui aussi que la vitalité de la démocratie ne s’ancre pas seulement dans des institutions politiques mais plus profondément dans des mœurs, pratiques et habitudes démocratiques de la vie quotidienne, et particulièrement dans la sphère du travail. L’initiative déployée (ou non) par les personnes durant le temps du travail joue un rôle décisif sur la formation de leurs compétences de citoyens : “l’absence de participation tend à produire un manque d’intérêt et d’implication de la part de ceux qui sont ainsi empêchés”.

Pour créer et maintenir vivante cette culture démocratique, l’atelier et le bureau doivent devenir des écoles de l’autonomie grâce à “un modèle d’organisation du travail radicalement démocratique qui implique que tous les travailleurs puissent devenir dans leur activité à la fois dirigeants, managers et ouvriers”.

L’auteure la plus influente de ce courant est Carol Pateman, la première théoricienne de la démocratie participative. Dans la continuité de Stuart Mill et Cole, Pateman propose la “thèse du débordement” du travail sur le hors-travail (spillover thesis). Selon elle, le travail est une sphère d’activité centrale pour le développement des compétences politiques des citoyens. Les pratiques participatives sur le lieu de travail déterminent largement la possibilité de comportements civiques participatifs à l’extérieur du travail :

celle qu’il rencontre sur son lieu de travail est probablement la structure d’autorité la plus significative – et la plus saillante – à laquelle l’homme ordinaire se trouve confronté (…) Ce n’est que si l’individu pouvait s’autogouverner sur le lieu de travail, ce n’est que si l’industrie était organisée sur une base participative, que l’accoutumance à la servilité pourrait être transformée en accoutumance à la démocratie, que l’individu pourrait se familiariser avec les procédures démocratiques et acquérir le “caractère démocratique” nécessaire à un système efficace de démocratie à grande échelle.

En France, c’est Georges Friedmann, le fondateur de la sociologie du travail, qui avait le plus tôt (et le mieux) développé cette idée. Constatant la dégradation de l’autonomie ouvrière dans le cadre du machinisme et du taylorisme, il s’interrogeait : “les qualités morales sur lesquelles repose la démocratie, en particulier la pensée critique, le respect de la personnalité et des opinions d’autrui, la discipline librement consentie, ne sont-elles pas menacées par l’action quotidienne et concrète de ces nouvelles formes de travail ?”. Il faisait le lien entre organisation du travail et tentation fasciste : “voilà pourquoi la propagande, toute propagande, peut trouver un tel écho dans les masses industrielles, en qui tout esprit critique, tout goût d’utiliser leur réflexion personnelle, toute confiance en elle, sont quotidiennement rongés par les conditions mêmes de la production. Le chef fasciste qui leur propose un grand but commun, auréolé d’aventure et de prestige, rehausse à leurs yeux leur propre existence en la liant à ce but commun”.

L’étude et ses résultats

L’étude de Thomas Coutrot se fonde sur le rapprochement des données individuelles des enquêtes Conditions de travail de 2016 et 2019 avec les résultats électoraux de 2017 et 2019 au niveau communal (disponibles sur le site du Ministère de l’intérieur).

Pour cette étude, les partis politiques identifiés sont :

  • Le Rassemblement National (RN)
  • Les Républicains (LR)
  • La République En Marche (LREM)
  • Le Parti Socialiste (PS) et Europe Ecologie Les Verts (EELV)
  • La France Insoumise (LFI)

Si d’autres variables influent sur les comportements électoraux, les résultats de cette étude mettent en évidence le rôle de quatre de ces dimensions :

  • l’autonomie opérationnelle
  • la capacité d’expression sur le travail
  • la pénibilité physique
  • le travail de nuit ou tôt le matin.
Autonomie

Les liens entre autonomie au travail et comportements électoraux apparaissent complexes, mais plutôt cohérents avec la thèse du débordement. Le manque d’autonomie au travail est clairement associé à la passivité politique reflétée par l’abstention ; même si une fraction des abstentionnistes, ouvriers de l’industrie et/ou syndiqués, pourrait choisir l’abstention de façon active et protestataire. Pour celles et ceux qui votent, une faible autonomie au travail peut favoriser le vote d’extrême-droite (RN) notamment pour les salariés peu diplômés, mais aussi un vote de gauche, dans sa version « populiste » (LFI). En revanche le vote de gauche social-démocrate ou vert (PS-EELV) n’est pas associé à un manque d’autonomie dans le travail.

Capacité d’expression sur le travail

La capacité d’expression dans le travail contribue tout autant à façonner les comportements électoraux. De façon attendue, le vote RN est très nettement associé à un déficit d’expression dans le travail : les électeurs et électrices d’extrême-droite ont moins l’habitude qu’on leur demande expressément leur avis sur l’organisation et les conditions de leur travail. Le vote de gauche est associé à une forte capacité d’expression dans le travail, plus nettement encore pour le vote socialiste (PS) ou vert (EELV) que pour le vote LFI. C’est aussi le cas pour le vote LREM, à la différence du vote LR.

Pénibilité physique et travail de nuit ou tôt le matin

Ces deux dernières contraintes n’influent pas sur l’abstention ou le vote populiste de gauche (LFI), mais sont corrélées au vote RN, et éloignées du vote centriste (LREM), socialiste (PS) et écologiste (EELV). La pénibilité physique (qui inclut ici l’exposition à des fumées, des poussières et autres produits toxiques) caractérise des emplois socialement dévalorisés, voire stigmatisés, tandis que les horaires de nuit ou tôt le matin pèsent sur la capacité de participer à la vie sociale. Tout se passe comme si l’exposition à ces contraintes favorisait l’adhésion des salariés concernés à la grille de lecture du monde social proposée par l’extrême-droite, marquée par une vision sacrificielle du travail et un rejet de l’assistanat, imaginairement associé à l’immigration.

On comprend aisément que le populisme inégalitaire du RN se nourrisse d’une aliénation et d’une passivité imposées par l’organisation du travail. En revanche, qu’une faible autonomie soit associée à un vote de gauche, en l’occurrence au “populisme de gauche”, pourrait paraître paradoxal, puisque la gauche se réclame historiquement d’un projet d’émancipation du travail. Mais cette émancipation a surtout été pensée pour compenser la subordination (notamment par la hausse des salaires et la réduction du temps de travail), et moins pour la contester par une demande d’autonomie au travail. Le socialisme associationniste et les premières organisations syndicales du XIXème siècle était portées par l’aristocratie ouvrière, les ouvriers de métier, qui résistaient à la standardisation de leurs tâches et visaient l’abolition du salariat. Mais l’hégémonie du taylorisme et du fordisme et les conquêtes sociales associées au salariat et à la subordination ont mis sous le boisseau ces visées d’émancipation par le travail.

Les actions politiques et syndicales

Ces résultats indiquent des voies possibles d’action : si depuis quatre décennies, les politiques néolibérales, menées parfois même par des gouvernements de gauche, ont visé à déréguler les conditions de travail et à affaiblir l’influence des salariés et de leurs élus, des politiques publiques progressistes pourraient inverser la tendance. Concernant la pénibilité physique du travail et le recours aux horaires atypiques, il serait envisageable de les réduire, par exemple en instaurant un compte pénibilité qui les pénalise financièrement, en renforçant les capacités d’intervention de la médecine et de l’Inspection du travail, et en limitant de façon réglementaire les horaires décalés aux cas techniquement indispensables. Concernant l’organisation du travail et les marges d’autonomie, l’État et les employeurs publics pourraient revenir sur les dérives du New Public Management et associer davantage les agents aux décisions dans leur travail. Au-delà, dans le public comme dans le privé, le Parlement, tirant le bilan et approfondissant les lois Auroux de 1982, pourrait introduire de nouveaux droits favorisant l’expression et l’intervention des salariés sur les conditions et l’organisation de leur travail.

En plus de leurs effets sur la qualité des conditions de travail et la santé, l’impact de telles politiques sur les comportements électoraux pourrait ne pas être négligeable. Selon certains modèles, une hausse de 10 % de la proportion de salariés ayant accès à ces espaces d’expression sur le travail pourrait réduire de 10 à 30 % le vote pour l’extrême-droite. Cette expression, associée à de nouveaux droits d’intervention des salariés et de leurs élus sur l’organisation du travail, pourrait permettre d’améliorer l’autonomie au travail, ce qui aurait un impact important sur l’abstention. Bien sûr, ces résultats sont de simples ordres de grandeur qui n’ont aucun caractère automatique : les comportements électoraux ont bien d’autres déterminants.

Néanmoins il est permis de penser qu’une politique de démocratisation du travail, en rééquilibrant les rapports de forces sociaux dans les entreprises, contribuerait à tarir d’autres sources de la dégradation démocratique, comme l’insécurité de l’emploi ou les inégalités de revenu. Ces nouveaux droits à l’expression collective et au contrôle des travailleuses et des travailleurs sur l’organisation de leur travail semblent en tout cas aujourd’hui nécessaires pour réformer un management à la française particulièrement autoritaire et vertical dont les impacts sanitaires sont déjà très largement documentés, et dont les conséquences politiques ici mises en évidence sont inquiétantes pour la démocratie.
Quand la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise, elle se délite également à l’extérieur.
La gagner dedans, c’est aussi la  défendre dehors.

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Publié le :
17 juillet 2024