Dans une interview aux « Echos », le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, fait le point sur la situation, alors que l’épidémie repart. Très critique sur les conditions de mise en oeuvre du chômage partiel de longue durée, il déplore aussi qu’il n’y ait « pas d’ambition concrète pour l’industrie» dans le plan de relance.
Question : L’épidémie s’étend. Faut-il confiner davantage l’activité économique ?
Philippe Martinez : Il faut privilégier la santé sur l’économie. La priorité, c’est la santé des salariés. A la CGT, nous n’avons pas changé de position là-dessus depuis mars. Et il y a un risque de se retrouver dans la même situation qu’en mars, même s’il y a heureusement des différences, comme la disponibilité des masques. Tout est loin d’être réglé dans les entreprises : les masques ne sont pas adaptés dans certains endroits comme dans les abattoirs, les règles sanitaires sont insuffisantes dans les lieux de vie communs tels que les vestiaires, le télétravail n’est pas encadré… C’est d’ailleurs un des enjeux de la négociation qui va enfin s’ouvrir et qui doit absolument déboucher sur un accord national interprofessionnel normatif.
Question : Le gouvernement veut éviter autant que possible d’arrêter l’économie, et ne comprend pas la position de la CGT…
PM : Oui, j’ai eu des échanges « nourris » avec Bruno Le Maire sur ce sujet depuis le printemps. Nous sommes en désaccord. Je ne dis pas qu’il faut arrêter l’économie, mais il faut renforcer les règles sanitaires dans les entreprises et trouver rapidement un accord sur le télétravail. Le gouvernement ferait mieux de faire respecter les règles, plutôt que de culpabiliser les citoyens ou de fermer les bars. Il y a un vrai problème de lisibilité.
Question : Dans les entreprises, il y a eu beaucoup d’accords sur le travail en temps de Covid…
PM : Il y a eu aussi beaucoup de conflits, de droits de retrait. A l’hôpital, l’état de fatigue est terrible, et le jour de carence dans la fonction publique incite des salariés à continuer à travailler alors qu’ils sont malades ou cas contact pour ne pas perdre une journée de salaire. Il faut supprimer d’urgence ce jour de carence.
Question : L’activité partielle de longue durée est-elle un bon outil pour « limiter la casse » dans les entreprises ?
PM : Oui, s’il est sans condition. Mais aujourd’hui ce n’est pas le cas, les accords sont conditionnés à de la modération salariale, à des accords de performance collective…
Question : N’est-ce pas un donnant/donnant pour maintenir des emplois ?
PM : Non, il y a des accords d’APLD, et en plus on supprime des emplois ! Je ne comprends pas que l’on subventionne le chômage partiel tout en laissant les entreprises faire des plans sociaux en même temps. Prenez SKF Aviation, qui fabrique des roulements à billes pour Airbus dans le Jura, et prévoit de réduire ses effectifs de 15 %, alors qu’il y a des moyens de temporiser et que c’est autant de risque de perte de marchés par perte des compétences au moment du redémarrage. On parle de relocalisation, mais c’est comme ça qu’on fabrique des délocalisations. L’APLD permet de former en attendant la reprise, voire pour développer de nouveaux marchés. Mais très peu d’accords le prévoient en réalité.
Question : Des syndicats de la CGT signent pourtant de tels accords, vous le regrettez ?
PM : Je ne regrette rien, je vous explique la position confédérale, pourquoi ce qui se passe actuellement pose problème. Il y a des syndicats CGT qui signent des accords d’APLD avec des contreparties qui pèsent sur les salariés. Ca a été le cas notamment chez Safran, où il y a une modération salariale. Cela correspond à la réalité à laquelle les équipes syndicales sont confrontées sur le terrain. Ce qui est important, c’est que les équipes associent les salariés dans leur décision.
Question : Plus globalement, que pensez-vous du plan de relance ?
PM : Il n’y a toujours pas d’ambition concrète pour l’industrie comme d’ailleurs pour le service public. Je ne note pas de changement par rapport à avant l’épidémie. On est toujours sur la même logique, celle du coût du travail, celle selon laquelle les entreprises crouleraient sous les charges. Concernant la mobilisation de fonds sur des projets industriels, le plan de relance n’est pas à la hauteur. Cela ne date pas d’aujourd’hui, les ministres qui se succèdent ont du mal à mesurer les enjeux de filière. Il n’y a aucun lieu pour réfléchir à cela dans les ministères.
Question : Il y a maintenant un Haut-commissaire au plan…
PM : Nous sommes évidemment favorables à travailler sur le long terme, mais j’ai plus l’impression qu’il s’agit d’une opération politique que stratégique.
Question : Vous n’évoquez pas le coup d’accélérateur sur l’hydrogène. Ce n’est pas bien ?
PM : L’hydrogène est devenu la nouvelle «tarte à la crème ». Mais derrière cela, ce que je vois, c’est que nous portons plusieurs dossiers industriels solides sur lesquels nous n’avons aucun soutien. la Chapelle Darblay, qui recycle le papier journal ; Luxfer, dernier producteur français de bouteilles d’oxygène à usage médical ; Verralia, dont l’actionnaire veut fermer un four à Cognac. On parle d’industrie du futur, mais il y a de vieilles industries qui ont de l’avenir pour peu qu’on investisse un peu. Et qu’on torde le bras à des grands groupes internationaux. Ces projets ne coûteraient pas des milliards d’euros.
Question : Le plan de relance prévoit un effort important pour le rail…
PM : La CGT alerte depuis des années sur la situation du rail et, là encore, c’est un enjeu de filière parce qu’il faut les fabriquer, les wagons, pour le fret ou pour les trains de nuit. C’est ça l’industrie du futur. Mais il ne suffit pas de belles promesses. Encore faut-il s’en donner les moyens. Sur les 4,7 milliards d’abord, une partie de l’argent viendra des dividendes versés par la SNCF à l’Etat actionnaire et il faut travailler avec les régions qui sont aussi des financeurs. Et puis, pour l’instant, on est dans le flou sur les projets concrets. La CGT a fait des propositions précises.
Question : Quelle est votre position sur la conditionnalité des aides ? Comme la CFDT, l’obligation d’un avis conforme du Comité social et économique ?
PM : Elle doit s’appliquer à tous les niveaux. Dans l’entreprise, qui mieux que les représentants des salariés peut dire si les aides sont bien utilisées? Il faut un avis, mais pas que consultatif. Il faut aussi des commissions de contrôle nationale et régionale.
Question : Etes-vous aussi positif sur Jean Castex qu’à son arrivée ?
PM : Il a été nommé un vendredi, il m’a appelé dès le samedi et reçu une semaine après en bilatéral. En un mois, je lui ai parlé quatre fois. C’était plutôt un bon départ. Mais depuis, je n’ai plus de nouvelles. J’ai l’impression qu’on est reparti comme avant.
Question : N’assiste-t-on pas à un renforcement de l’émiettement des luttes sociales avec le Covid ? La journée d’action de septembre a très peu mobilisé.
PM : La question de l’émiettement n’est pas nouvelle. Mais la situation anxiogène renforce le phénomène, au-delà du fait que vous n’avez pas tous les jours un sujet comme les retraites qui concerne tout le monde. Il ne faut cependant pas se tromper, les foyers de mécontentement sont légion. Notre journée d’action avait pour objectif de marquer le coup, mais face au climat lié à l’épidémie, notre idée est d’impulser ce mois-ci des initiatives ciblées dans les départements au plus près de la réalité de vie des salariés et des citoyens. Par exemple, chiffrer dans chaque hôpital les créations de postes indispensables. Autre exemple dans l’Isère, où cela fait des années que des militants de la CGT de Thales se battent pour développer une filière industrielle de l’imagerie médicale… L’Etat est actionnaire à 20 % de Thales. Donc quand le gouvernement fait un plan de relance, il devrait pouvoir débloquer ce projet qui a du sens.
Question : L’Etat est aussi actionnaire d’Engie. Sur ce dossier, la CGT était sur la même longueur d’onde que le gouvernement…
PM : Ou vice versa. La CGT a voté contre le projet de cession par Engie de ses parts dans Suez. On se focalise sur Veolia, mais il y a aussi un enjeu majeur pour Engie, menacé de vente par appartement. J’ai eu un échange de textos avec Bruno Le Maire. Il m’a demandé notre position sur le vote à venir. Je la lui ai donnée.
Question : La CFDT n’a pas pris part au vote et la CFE-CGC a voté pour la cession. Ont-ils eu tort ?
PM : J’ai un avis sur ce qu’ont fait les uns et les autres, mais je ne vous le donnerai pas. Ce que je peux dire, c’est que la CGT a eu une position claire sur ce sujet.
Question : En 2009, les syndicats avaient réussi à faire front ensemble. Pas cette fois-ci. Pourquoi ?
PM : En dix ans, le fossé s’est élargi. Ce que nous avons été capables de faire en 2009, n’est pas possible aujourd’hui. Cela tient selon moi à un désaccord de fond sur la conception de la négociation. La CFDT donne la priorité aux accords d’entreprise au détriment des accords de branche et interprofessionnels. Elle est pour l’inversion de la hiérarchie des normes à laquelle nous nous opposons avec FO.
Question : A l’époque, la CGT et la CFDT demandaient ensemble une réforme de la représentativité contre FO, qu’elles ont obtenue. Vous le regrettez ?
PM : La réforme de la représentativité reste une très bonne chose. La démocratie ne peut pas être à géométrie variable, le principe majoritaire doit s’appliquer. Mais elle ne nous satisfait pas pour autant. D’une part, il faut harmoniser les seuils de représentativité : pourquoi 8 % au niveau branche et interprofessionnel et 10 % dans les entreprises ? Et pour donner une vraie valeur démocratique au scrutin, il faut l’organiser le même jour partout, avec des votes sur sigle là où il n’y a pas de syndicats. Il y a une fracture démocratique entre les entreprises où les syndicats sont présents et les autres.
Retrouvez l’interview en intégralité sur lesechos.fr/ ■
par Leïla De Comarmond et Et Etienne Lefebvre
PM : Philippe Martinez
Tous droits réservés Les Echos 2020