Télétravail : Partir, revenir…

Merveilles du numérique ! Séduits par des offres proposant de travailler partout en France mais aussi depuis l’étranger, certains salariés, lassés d’être rivés à leur domicile, partent pour la mer ou la montagne. Mais le bureau n’a pas dit son dernier mot.

Maison calme en bord de mer, dotée de bureaux pour parents et enfants, idéale pour le télétravail : il n’aura pas fallu longtemps pour que les plateformes communautaires de location de logements s’adaptent à la situation créée par la crise sanitaire.

C’est que l’envie, voire le besoin de télétravailler hors de chez soi, motivés notamment par le manque d’espace et l’absence de lieu adapté, sont une réalité mise en évidence, dès le premier confinement, par les données de l’opérateur Orange : entre le 13 et le 20 mars, près de 1,2 million d’habitants du Grand Paris, soit 17 % de la population, ont quitté la région pour rejoindre leur famille ou occuper leur résidence secondaire en Charente-Maritime, dans l’Orne, l’Yonne ou l’Ille-et-Vilaine. On estime que la moitié d’entre eux ont télétravaillé.

Dans la loi, rien n’interdit de télétravailler depuis un autre lieu que le domicile et il n’y a pas, à ce jour, de jurisprudence sur un conflit employeur-salarié portant sur ce sujet.

Chez Microsoft France, où les salariés, hormis ceux qui sont « en urgence sociale », télétravaillent intégralement depuis le premier confinement, la liberté est quasi totale « dès lors qu’il n’y a pas de contraintes clients ni de réunions sur site, ce qui est d’ailleurs le cas depuis le 16 mars 2020 », précise Matthieu Trubert (Cgt-Microsoft).

De fait, ils sont la cible idéale d’une multiplicité d’acteurs, de start-up spécialisées, d’agences de voyages ou de résidences de vacances qui proposent des offres dédiées aux télétravailleurs occasionnels ou permanents, avec un double objectif : rechercher de nouveau profits dans un marché émergent et compenser la chute des recettes touristiques.

En délivrant des visas pour travailleurs nomades, ouverts sous condition de revenus aux travailleurs indépendants comme aux salariés, certains pays comme l’Estonie, la Géorgie, mais aussi les Bermudes ou La Barbade participent du mouvement. Partir télétravailler à l’étranger ? « La demande existe, mais elle reste marginale », souligne pourtant Matthieu Trubert.

Un télétravail possible en « tout lieu »

Dans la pratique, comme le rappelle l’accord national interprofessionnel (Ani) de novembre 2020, le lieu d’exercice du télétravail est en effet souvent limité, par accord d’entreprise, à la résidence principale, voire aux « tiers-lieux » comme les espaces de coworking.

Mais avec le premier confinement, cette limite a brutalement sauté :

« Avant la crise sanitaire, les salariés télétravaillaient à domicile ; avec le confinement, ils ont travaillé où ils le voulaient »,

explique Nayla Glaise (Cgt-Accenture).

Parce que cela suppose un télétravail intégral, une installation à l’étranger est plus problématique : l’option a été d’ailleurs rapidement rejetée par les employeurs, confrontés à une accumulation de difficultés : l’obligation de santé et de sécurité ; l’égalité de traitement (formation, droits collectifs, titres-restaurants…) ; le droit à la déconnexion ; la sécurité informatique…

Même les entreprises qui, comme le groupe pharmaceutique Novartis, promettent aux salariés de pouvoir travailler « où, quand et comme ils veulent » (voir page…), y ont renoncé, au motif des différences de législations entre États (impôts individuels, impôts sur les sociétés, systèmes de protection sociale…). Celles qui ont des établissements transfrontaliers font exception : dans son nouvel accord, Framatome, par exemple, autorise le -télétravail dans les pays voisins pour des raisons de proximité géographique.

Une confusion entre temps de travail et de repos

Cette option étant en grande partie rejetée, reste l’ensemble du territoire. Dans les accords nouvellement conclus ou en cours de négociation, comme chez Thales ou Accenture, le lieu d’exercice du télétravail fait partie des articles qui ont dû être musclés et s’organise désormais à cette échelle en portant la mention « En France métropolitaine ».

Souvent d’ailleurs, dès lors qu’il est déclaré auprès de la société, le télétravail peut s’exercer « en tout lieu » pour prendre en compte la diversité des nouveaux profils éligibles au télétravail et les motivations de chacun, ainsi déclinés dans l’accord du groupe Framatome : meilleure conciliation entre vies personnelle et professionnelle, recherche de davantage de concentration, situation de proche aidant…

Quiconque veut donc profiter des work hubs ou des séjours en workation, combinant travail et environnement de vacances, en a la possibilité.

Mais sous couvert de modernité, les anglicismes masquent difficilement les dérives dont ils sont porteurs : après avoir investi le domicile, voilà que le travail s’invite également sur les lieux de vacances, brouillant encore davantage la frontière entre-temps de travail et de repos.

Coanimateur du réseau Sharers & Workers sur les transformations du travail, Franck Bonnot confirme la demande d’un télétravail hors du domicile habituel, dans un tiers-lieu pris au sens large : dans une entreprise étudiée, la consultation a montré que cela intéressait 25 % des salariés, presque 40 % des trentenaires.

Mais, faute de recul, personne ne peut prendre la mesure d’un mouvement qui pourrait n’intéresser qu’une poignée d’actifs, parmi les plus aisés et les plus familiers avec les outils numériques.

Tout juste sait-on que la reprise progressive de l’activité économique, avec le premier déconfinement, s’est accompagnée d’une « reprise partielle » des mouvements de population vers les grandes villes, a montré l’Insee 1, ce qui atteste plus vraisemblablement d’un télétravail qui continue, pour certains, de s’adapter aux contraintes sanitaires et de s’exécuter dans les maisons familiales au sens large.

Vers une nouvelle géographie du travail ?

Cela peut-il durer ? Se développer ? Les salariés sont-ils prêts à quitter les grandes métropoles, comme le laissent entendre de multiples études ? Ce pari est fait notamment par plusieurs collectivités des Alpes, comme La Clusaz qui, en collaboration avec une plateforme communautaire, propose des offres locatives « dédiées au télétravail », sortes de produits d’appel visant à une installation définitive des salariés et de leur famille.

c’est vrai ça

Dans tous les cas, les mouvements de populations sont observés de près par ceux qui s’interrogent sur la possibilité d’une « nouvelle géographique du travail » portée par une généralisation annoncée de ce mode d’organisation. Mais la réalité des attentes des salariés doit être nuancée et questionnée : « Elle prend corps dans le cadre d’une situation sociale très dégradée, contrainte par les mesures sanitaires, avec l’impossibilité d’avoir des loisirs, notamment culturels.

Dans ce contexte, il est extrêmement compliqué de se projeter sur “l’après” et les consultations faites à un instant T comportent obligatoirement des biais. Rien ne dit que les attentes qui s’expriment aujourd’hui dans ces consultations n’évolueront pas », souligne Franck Bonnot.

C’est que le bureau n’a pas dit son dernier mot. Dans une étude sur le bureau post-confinement réalisée par la chaire Workplace management de l’Essec Business School 2, c’est bien là que 57 %  des salariés interrogés continuent à vouloir occuper leur temps de travail, quand 37 % veulent être à domicile et seulement 6 % dans un tiers-lieu. Si ces moyennes diffèrent selon le statut professionnel, le type d’espace habituel de travail ou la catégorie socioprofessionnelle, « le bureau sera toujours essentiel pour les organisations et les salariés », soulignent les auteurs de l’étude, soucieux notamment de maintenir un lien social avec les collègues.

Et donc ?

Pour l’heure les salariés sont surtout à la recherche de stratégies d’adaptation aux contraintes imposées à l’exercice de leur travail et à leurs déplacements. Partout, c’est le cas. Exemple aux États-Unis, où la ville de San Francisco a vu partir plus de 80 000 familles entre mars 2020 et novembre 2021, un chiffre en augmentation de 77 % en un an. Mais le récit supposé selon lequel elles quitteraient la ville pour le soleil de la Floride ou du Texas ne s’est pas vérifié, prévient un article du San Francisco Chronicle 3 s’appuyant sur les données des services postaux : c’est à proximité qu’elles sont parties s’installer, dans l’un des six contés voisins. Prêtes à revenir au bureau ?

Christine Labbe

  1. Insee Analyses n°54, juillet 2020, d’après les informations provenant des opérateurs de téléphonie Orange, Bouygues Télécoms et Sfr.
  2. Enquête réalisée du 7 au 20 septembre 2020 auprès de 2 643 personnes, salariés d’entreprises (70 %), fonctionnaires (20 %), travailleurs indépendants (2 %) et autres catégories de travailleurs (2 %).
  3. « People are leaving San Francisco but not for Austin or Miami », San Francisco Chronicle, 18 février 2021.

 

Exergue

Selon une étude réalisée par la chaire Workplace management de l’Essec Business School, c’est au bureau que 57 % des salariés veulent occuper leur temps de travail, quand 37 % préfèrent être à domicile et seulement 6 % dans un tiers-lieu…

 

Crédit photo : Jean-Marc Quinet/maxppp

 

 

 

#IA 

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Publié le :
13 avril 2021